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Les Achats de demain : paroles d’experts sur la transformation digitale
Pour prolonger les réflexions issues de la dernière édition fin 2024 du baromètre DPS du CNA sur la digitalisation des Achats, dont Esker est partenaire, nous avons souhaité donner la parole à deux professionnels engagés dans la transformation digitale de la fonction avec Nissrine Massaq, Directrice des achats Siemens Smart infrastructure France et Frédéric Ferry, de la direction commerciale d’Esker. Ensemble, ils reviennent sur les grands enjeux de la fonction Achats en 2025.
IA générative : où en sont vraiment les Achats ?
Esker : L’IA générative suscite un réel engouement. Comment ces technologies peuvent-elles concrètement transformer la fonction Achats ? Quelles sont vos observations respectives dans le quotidien des équipes d’acheteurs et quels sont les principaux cas d’usage qui émergent ?
Nissrine Massaq : Chez Siemens Smart Infrastructure, nous avons passé tous nos processus en revue pour identifier précisément les points de friction et les tâches répétitives. Parfois, il suffit d’une digitalisation simple pour améliorer les choses mais lorsque la complexité s’accentue, comme pour la négociation de contrats qui fait actuellement l’objet d’une étude avec l’IT, l’IA générative devient un atout précieux pour rédiger des documents fiables et gagner un temps considérable.
Contrairement aux idées reçues, exiger qu'un acheteur soit un spécialiste en intelligence artificielle n'est pas pertinent, car il s'agit d'une profession distincte. En revanche, bien maîtriser les usages pour poser les bonnes questions, récupérer des informations pertinentes et éviter les écueils (notamment sur la confidentialité) est indispensable. L’idée, c’est vraiment de conserver l’acheteur comme pilote de la décision, tout en utilisant l’IA comme accélérateur.
En définitive, l’IA doit rester un support. Je mets toujours en garde mes équipes contre la tentation de la laisser “décider” à notre place. On risque autrement d’aboutir à une “paresse méta-cognitive” si l’on ne fait plus fonctionner notre sens critique. La responsabilité éthique et la dimension relationnelle — si importantes dans la fonction Achats — ne doivent pas disparaître, bien au contraire.
« Les technologies d’IA se sont imposées comme une évidence pour accélérer la digitalisation des Achats » Nissrine Massaq
Frédéric Ferry : Côté Esker, nous constatons que l’IA génère un véritable intérêt pour alléger les tâches répétitives, notamment pour la collecte et l’analyse de données. L’intelligence finale, toutefois, appartient toujours aux femmes et aux hommes en charge des achats. Comme le souligne Nissrine, l’IA facilite l’accès à l’information, mais l’intelligence humaine demeure clé pour arbitrer et contextualiser.
Nous insistons beaucoup sur la qualité du prompt. Pour qu’une IA générative produise des résultats utiles, elle doit être guidée. Chez Esker, on utilise l’acronyme RCT (Rôle, Contexte, Tâche). Indiquer ces trois éléments à une IA générative est un prérequis indispensable : “Je suis acheteur dans telle industrie, voici mon objectif, voici les informations de contexte…”. Plus le prompt est précis, plus la réponse est pertinente.
Enfin, on ne le soulignera jamais assez : l’IA, aussi prometteuse soit-elle, reste énergivore. Il faut raisonner en termes de responsabilité environnementale, sans multiplier inutilement les requêtes. L’acheteur a donc un rôle de garde-fou éthique, pour “consommer” l’IA à bon escient et dans un cadre sécurisé.
Automatisation des processus : quels sont les chantiers prioritaires ?
Esker : Le dernier baromètre DPS du CNA indique que de nombreuses directions Achats souhaitent poursuivre l’automatisation de leurs processus afin de gagner en productivité et en fiabilité. Quels périmètres sont, selon vous, prioritaires pour accélérer cette digitalisation ?
Nissrine Massaq : Chez Siemens Smart Infrastructure, l’un des premiers projets de digitalisation a concerné le processus P2P (Purchase-to-Pay). Nous voulions obtenir un circuit de validation fiable et améliorer la conformité. Digitaliser la chaîne de bout en bout nous a permis d’éliminer presque tous les problèmes liés aux contrôles de compliance ou aux erreurs de commandes.
Deuxième gros sujet : la gestion des contrats. Les services juridiques ne peuvent tout revoir dans le détail, et les acheteurs ne sont pas forcément formés à la rédaction de clauses complexes. Une solution d’automatisation, dotée d’une brique IA, aide à sécuriser et à personnaliser les contrats tout en gardant la main sur le contenu. Résultat : moins de risques et un gain de temps majeur pour toutes les parties prenantes.
« Un projet de digitalisation doit s’appuyer sur des objectifs clairs et partagés » Frédéric Ferry
Frédéric Ferry : Dans notre pratique, nous voyons aussi une forte demande sur la création et l’onboarding des fournisseurs. Entre les questionnaires RSE, les vérifications légales ou financières, les documents à récupérer, les processus restent souvent très chronophages. Une plateforme d’automatisation fluidifie l’échange, limite les doublons d’information et sécurise l’ensemble de la relation. L’idée est de réserver l’intervention humaine pour la vraie négociation et la stratégie d’achat.
Tous ces chantiers d’automatisation, de la réception de factures à la gestion des litiges en passant par les commandes, améliorent aussi la relation fournisseur. On évite de disperser les données dans des e-mails et des feuilles Excel. In fine, tout le monde gagne en efficacité et en sérénité.
Investir dans la transformation digitale : comment obtenir le “GO” du top management ?
Esker : Les projets de digitalisation exigent souvent un effort budgétaire et un fort alignement de multiples directions. Comment convaincre la direction générale ou la direction financière que cette transformation n’est pas un « nice-to-have », mais un véritable atout stratégique ?
Nissrine Massaq : Le financement vient toujours plus naturellement si l’on démontre un ROI clair. De mon côté, je commence par recenser les points de douleur : où perd-on du temps ? Où a-t-on un risque de non-conformité ? Quel est l’impact sur la satisfaction des utilisateurs internes ? J’apporte ensuite des éléments tangibles : par exemple, diminuer le taux d’erreur de X %, réduire le délai de validation de Y %.
Le deuxième critère, c’est la compliance. Dans un grand groupe comme Siemens, l’exigence en matière de conformité est non négociable. Dès lors qu’on apporte une solution qui sécurise le process et garantit une meilleure traçabilité, la direction générale est plus réceptive. Quant à la direction financière, elle examine évidemment les chiffres : combien ça coûte, combien ça rapporte, et dans quels délais ? En croisant ces arguments — faisabilité, efficacité, conformité, rentabilité — on obtient rapidement un feu vert.
Frédéric Ferry : L’erreur que l’on voit parfois, c’est de sous-estimer le travail d’alignement au sein de l’entreprise. L’IT, les métiers opérationnels, la finance, chacun a ses priorités et son langage. Quand nous menons un projet de dématérialisation ou d’automatisation, on organise très tôt des ateliers de cartographie des flux, on identifie les points de convergence et les gains pour chacun.
Ensuite, nous pouvons construire un business case solide et chiffré avec par exemple la baisse des litiges fournisseurs ou le taux d’adoption de la solution. Cet alignement méthodique facilite la validation budgétaire et évite de “digitaliser pour digitaliser”, en se concentrant sur la création de valeur.
Le rôle du digital dans la collaboration et l’alignement stratégique
Esker : Au-delà des gains de productivité, comment la digitalisation peut-elle améliorer la collaboration entre les Achats et les autres métiers, et aider la fonction Achats à progresser dans la chaîne de valeur de l’entreprise ?
Nissrine Massaq : Pour moi, le rôle des Achats est en pleine évolution. Nous ne sommes plus là seulement pour “faire des économies” à la fin du process. Être impliqué en amont, dès la conception, a bien plus de valeur pour l’entreprise, car on peut peser sur le choix des partenaires et sur la structure contractuelle.
Pour cela, la digitalisation est un levier important : plus il est facile pour nos clients internes de partager leurs besoins ou d’accéder à des données fournisseurs, plus tôt ils sollicitent les Achats. Mais cela suppose que l’on prenne en compte leurs attentes dès le départ. Si la solution digitale est trop complexe ou pas suffisamment alignée sur leur quotidien, l’adhésion sera faible. J’essaie donc de constituer des groupes de travail réduits mais représentatifs, afin de coconstruire les outils avec nos clients internes.
Frédéric Ferry : De notre côté, nous observons que l’intégration de la fonction Achats dans une stratégie globale de digitalisation (avec la finance, la DSI, la comptabilité) contribue à casser les silos. Les outils collaboratifs permettent à chacun d’avoir une vision unique, du catalogue fournisseur jusqu’à la facture, en passant par le suivi de la commande.
En fluidifiant les échanges, on libère la fonction Achats de la gestion papier et on lui offre le temps et la visibilité pour mener des missions plus transversales : par exemple, jouer un rôle clé dans les politiques RSE ou dans la gestion des risques fournisseurs. Les Directions Générales apprécient ce rôle plus stratégique des Achats car cela contribue directement à la performance de l’entreprise.
L’acheteur de 2030 : vers un nouveau métier ?
Esker : Si l’on se projette à l’horizon 2030, comment imaginez-vous l’évolution du métier d’acheteur ? Les tâches administratives auront-elles totalement disparu ? Les compétences requises d’un acheteur seront-elles radicalement différentes ?
Frédéric Ferry : Chez Esker, nous assistons à une transformation : le rôle de l’acheteur évolue rapidement, le côté “cost-killer” recule, l’acheteur se focalise de plus en plus sur l’anticipation et sur la co-construction de la relation fournisseur autour d’une vraie vision partenariale.
La digitalisation et l’IA jouent un rôle déterminant dans cette évolution, en permettant de faire remonter l’acheteur dans le cycle de décision : libéré de tâches chronophages, il peut consacrer du temps à l’analyse du marché, à la sélection de partenaires innovants, ou à la réduction du risque.
En 2030, on parlera davantage de stratégie d’écosystème que de simple “relation fournisseur”. Les acheteurs seront des chefs d’orchestre, connectés à la finance, à la RSE, à la qualité, à la DSI… Et pour remplir ce rôle, ils s’appuieront sur des solutions digitales de plus en plus intelligentes.
« L’acheteur de 2030 sera un multi-spécialiste stratège » Nissrine Massaq
Nissrine Massaq : Pour moi, il n’y aura plus d’acheteur “opérationnel” au sens traditionnel, car l’IA et l’automatisation auront pris en charge la partie la plus chronophage de leurs missions. Nous formerons plutôt des acheteurs à multi-expertises : IA, décarbonation, RSE, négociation, juridique.
Mais inutile d’attendre 2030 : nos objectifs évoluent déjà. Aujourd’hui, la performance Achat ne se mesure plus uniquement sur la réduction des coûts, mais aussi sur l’empreinte carbone, la solidité de la chaîne d’approvisionnement ou encore sur la capacité à innover avec nos fournisseurs. D’où des formations ciblées sur la RSE, la stratégie contractuelle ou l’analyse de données. Bien utilisée, la technologie est un accélérateur de l’évolution de la fonction Achats vers plus de valeur.